jeudi 30 novembre 2017

-Paysage   de Jean Tardieu-


Non, la terre n'est pas couverte d'arbres, de pierres, de fleuves : elle est couverte d'hommes.

    Si les meilleurs sont enfermés dans un long supplice, s'il n'y a plus que le mensonge qui se montre, chamarré de fausses prairies,

    si quelqu'un te dit : « Admire le soleil ! »  — et tu ne vois que le miroitement de la boue, ou bien : « Fais ton devoir ! » — et on te tend un couteau pour égorger ta mère et ton frère,

   alors tous les arbres sont abattus, les pierres noircissent et s'effritent, les fleuves sont des cloaques infâmes.          

    Tu ne peux plus avancer, tu n'oses plus regarder ni entendre. Méfie-toi du mouvement des feuilles : de patients imposteurs les agitent pour te perdre. Dans le bourdonnement touffu de la batteuse, un monstre caché guette le grain. Tu te détournes avec horreur.

    Brusquement, un jour d'été les démons ôteront leur masque, et désignant vingt millions de cadavres alignés, éclateront de rire :  « Hein ! quelle bonne farce ! »

    Aussitôt, les vrais hommes remonteront au grand jour. Même ceux qui sont morts. Ils parleront droit et juste, à haute voix. Alors il y aura de nouveau des arbres, des pierres, des fleuves.

    Tu longeras un mur : il te répondra gentiment. Tu prendras une branche, elle te dira « Je t'aime », tu pourras la serrer sur ton cœur.



Jean Tardieu
Jours pétrifiés 
Gallimard, 1948



Avant la neige


mercredi 29 novembre 2017


Immobilité des arbres au crépuscule
L'autre monde surgit
Loin

Le chemin cesse
Les murs tombent

Les oiseaux de velours épient la nuit

Tout commence.




Georges Jean
Parcours immobiles
le dé bleu, 1995





mardi 28 novembre 2017

-Chatons-

Les légers chatons du noisetier
attendent le printemps.
Tout refermés, comme craintifs,
ils oscillent dans le vent.

Fragilité. Un coup de vent trop fort.
Ils jonchent le trottoir.
Ou en hiver, une gangue de glace
les emprisonne.

Parfois, je ne sais plus.
Le langage disparaît.
Je suis un chaton
qui peut être emporté.
Pas plus qu'un chaton.

Ne me demander rien.
Ce n'est pas cela qui compte.
Je n'arrive pas à le dire.
Le chaton dit cela mieux que moi.
Un verre d'eau pure aussi
au rebord d'une fenêtre.

Oui le vide aussi pour
qu'advienne autre chose,
des compréhensions insoupçonnées
qui traversent tout l'être,

pour que je me retrouve
pour que tu te retrouves,
que nous nous serrions dans les bras
et sans rien dire comprenions
que la paix est là.





Unité


lundi 27 novembre 2017



Un arbre dans le matin
Et trois nuages pour la beauté

L'herbe tremble, presque rien,
Je vais peindre sur du papier de soie

Le vent, quelle couleur ?
Et la pluie, si elle vient ?

La terre tourne lentement
On voit juste bouger les feuilles

Les secondes vont au rythme du cœur

Je suis au monde
J'ai le temps

Marc Baron







dimanche 26 novembre 2017

Louange

Louange aux mélèzes,
à leurs ombres
traversées d'or !

Louange aux rochers
qui du schiste au granit,
du grès au calcaire
prennent corps et figures
quand le soir descend !

Louange aux arbrisseaux,
aux aulnes et aux cytises
qui bordent les sources
des secrètes naissances !

Louange aux mauves des fossés,
aux graines d'épilobe
qui se libèrent et voguent
au gré des murmures du vent,
et aux fleurs étoilées
dont la joubarde est reine !


Louange aux arbres morts
dont les troncs cendrés
sont des lanières de fouets
au coeur des forêts !

Louange à la géométrie
jaune et noire de la chenille,
à la peluche des bourdons,
aux fourmis ivres des sentiers,
à l'araignée qui distille son venin
sur les ombellifères aimées du vent !

Louange au rapace
qui lance un cri strident
avant de disparaître
derrière la crète
où brûle le crépuscule
avec quelques arbres
perdus dans les rochers !




mercredi 22 novembre 2017

Ecoute la flûte de roseau et sa plainte, comme elle chante la séparation : 
on m'a coupé de la jonchaie, et dès lors ma lamentation fait gémir l'homme et la femme. 
J'appelle un cœur que déchire la séparation pour lui révéler la douleur du désir. 
Tout être qui demeure loin de sa source aspire au temps où il lui sera uni. 
Feu et non vent : tel est le son de la flûte. Périsse qui n'a point cette flamme !

Rumi


mardi 21 novembre 2017

J’étais morte pour la Beauté – mais à peine
M’avait-on couchée dans la Tombe
Qu’un Autre – mort pour la Vérité
Etait déposé dans la Chambre d’à côté –

Tout bas il m’a demandé « Pourquoi es-tu morte ? »
« Pour la Beauté », ai-je répliqué
« Et moi – pour la Vérité – C’est Pareil –
Nous sommes frère et sœur », a-t-Il ajouté –

Alors, comme Parents qui se retrouvent la Nuit –
Nous avons bavardé d’une Chambre à l’autre –
Puis la Mousse a gagné nos lèvres –
Et recouvert – nos noms –

Emily Dickinson


dimanche 19 novembre 2017

-Merci soleil-

Le corbeau réchauffe
ses vieux os
en haut d'un bouleau.
Il ne veut pas que disparaisse
le soleil.

Je ne veux pas disparaître
avant d'avoir chuchoté
au plus haut de l'arbre :
"Soleil, reste avec moi"

Tes rayons sont
comme des bras qui me portent
et ta chaleur entoure de douceur
la flamme qui peine
à rester allumée
dans la grotte de mon cœur.

J'ai un peu froid ce soir.
Le soleil a disparu.
Reste seulement la foi
en ton passage dans ma vie.

La nuit se parsème d'étoiles
J'orne la mienne
avec les heures ensoleillées
de tes caresses.

Merci soleil, même si ton aube tarde.
Je guette ton retour
les yeux fermés 
dans le noir,
ouvre la main
pour ne rien retenir.

De quoi aurais-je peur ?
Je vis déjà dans l'espérance
que rien ne peut séparer
ceux qui aiment ta lumière.





vendredi 17 novembre 2017


"Un homme à qui suffisent quelques arbres, un oiseau qui passe, la couleur des choses, l'habitude d'un chemin, pour éprouver du contentement à exister, est un homme privilégié, car il sait d'expérience que le bonheur n'est pas dans la possession des choses, ni dans la domination des êtres, mais dans la dépossession de soi. Et c'est pour cela qu'il éprouve une dilatation du coeur et de l'âme"

Jean Sulivan "Bloc-Notes"




jeudi 16 novembre 2017


             

Beethoven Piano Sonata No. 31, op. 110 - III





-L'oeil de la nuque-


Le regard ordinaire est la plupart du temps un regard frontal, un œil «flèche» qui vise, définit, objective. Il voit des «choses» et s’il les voit «bien», «précisément», il est heureux.

Un autre regard est possible. Il ne part pas des yeux ou du front, mais de derrière les yeux, de derrière la tête, depuis ce qu'on pourrait appeler «l'œil de la nuque». C'est davantage un regard «coupe» qui accueille ; il ne vise rien, il acquiesce à ce qui est sans chercher à le définir ou à l'objectiver.
Il ne voit pas des «choses», mais un champ d'énergie ou de lumière dans lequel des lignes, des formes, des densités apparaissent ...
Si le mot existait, il faudrait dire que «l' œil de la nuque» veut davantage «infinir» que «définir» ce qu'il voit. Autant dire qu'il ne veut rien ; il laisse planer l'oiseau dans son vol, il ne cherche pas à le saisir.

Regarder quelque chose ou quelqu'un, un paysage, un corps ou un visage avec «l'œil de la nuque», c'est cesser immédiatement de se l'approprier, c'est le rendre à l'espace, à l'entre-deux, au «fond» ; à ce qui ne se voit pas dans le visible.
On ne voit pas «le fond», mais peut-être, parfois ce qui dans une image le laisse pressentir ... Il ne s'agit pas de «faire abstraction du réel», mais de voir l'abstraction du Réel.

"L'œil de la nuque" correspond à ce moment de recul où le regard, prenant conscience de ses projections, s’efface. Ce moment d'effacement ou de retrait correspond à un regard qui peut alors accueillir. Ce regard créateur n'est ni déterminant (il n'objective pas) ni déterminé (il ne se laisse pas imprimer «impressionner» par quelque chose de particulier).

«L'œil de la nuque» place le regard humain dans son ouverture maximale ; il le replace dans l’ouvert ...

Jean-Yves Leloup





                                                     
-A cloche-pied-

Lorsque cela
sera passé,

on se tiendra
sur le seuil
de la maison.

Il y aura
peut-être
un oiseau
tranquille.

On se fera
un signe de la main.

Rien ne pressera.

On goûtera
la clarté du matin,

et les enfants,
comme avant,
partiront
à cloche-pied !


(photo : auteur inconnu)




mardi 14 novembre 2017

samedi 11 novembre 2017

-L'orée-

Rien n'est jamais perdu.
Un enfant rêve
qu'il suit un chemin inconnu.
Zig-zag entre les étoiles.

Je pose un baiser sur son front
"N'éteins pas la lumière !"
Les monstres resteront
le nez dans la poussière.

Ils ne s'approchent jamais
du feu qu'allume
un cœur en paix.

Je borde avec douceur
ce lit qui est aussi
une île-refuge
où les livres comprennent.

Flamme, éclaire-moi,
que ma vie ne finisse pas
dans le noir et le froid.
Ruisselle huile du jour
lavé par l'aube d'une promesse.

Il peut pleuvoir sans répit
J'embrasse l'enfant
qui se lève, heureux.

On dirait un prince
à cheval en forêt
soulagé d'apercevoir
enfin l'orée.



vendredi 10 novembre 2017







La poésie c'est vivre tout événement quotidien dans les coordonnées de l'éternité.

E. Guillevic




jeudi 9 novembre 2017

-A l'approche de l'hiver-

Aussi belles soient-elles
les feuilles du cerisier.
vont disparaître.

Dépouillement.

L'arbre attend-il le printemps ?
Il es là sans honte
dans sa nudité
Le vent peut souffler
et tout emporter.

Une feuille tombera
aux pieds d'un enfant
qui la ramassera .

Enchantement

Puis la feuille ira dormir
entre les pages d'un livre.
Pour elle ce n'est pas important
qu'on l'oublie.

L'arbre se glissera 
dans son manteau
de givre et de neige.
Je resterai aussi
tout l'hiver près du feu.

La nuit est si noire.
Elle mange les coeurs
comme certaines gens
déchirent les papillons.
Je ne veux plus claquer la porte
avec sur la tête
un bonnet de ténèbres.

Je chanterai près du feu,
à tue-tête, à garder coeur.
Quelqu'un frappera au carreau. 
Je le reconnaitrai.
Le chiffon du malheur
a rendu la vitre claire.

Il entrera, verra le feu.
Le silence craquera à nos oreilles
et nous serons bien.

Simplement.



mercredi 8 novembre 2017


René Daumal quelques mois avant sa mort 

   
Je suis mort parce que je n’ai pas le désir,
Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder,
Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner ;
Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien,
Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner,
Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien,
Voyant qu’on est rien, on désire devenir,
Désirant devenir, on vit.

Mai 1943.





mardi 7 novembre 2017



Regarde ce grand arbre
et à travers lui
il peut suffire.

Car même déchiré, souillé
l'arbre des rues,
c'est toute la nature,
tout le ciel,
l'oiseau s'y pose, 
le vent y bouge, le soleil
y dit le même espoir malgré
la mort.

Philosophe,
as-tu chance d'avoir l'arbre 
dans ta rue,
tes pensées seront moins ardues,
tes yeux plus libres,
tes mains plus désireuses
de moins de nuit.


Yves Bonnefoy




lundi 6 novembre 2017


Ce matin, 7h50

"On avance peu à peu,
comme un colporteur,
d'une aube à l'autre"

Philippe Jacottet




dimanche 5 novembre 2017


La rose dans l'arbre



-Lorsque tu viens-

Lorsque tu viens,
je ne dis rien.
les mots sont 
feuilles mortes inutiles.

Lorsque tu viens,
plus rien n'a d'importance.
Mes mains sont vides
et mes rêves aussi.

Lorsque tu viens,
tu n'amènes rien.
ton sourire coule de source.
Je comprends sans comprendre.

Lorsque tu viens,
je voudrais rester
pour toujours.
Je ne suis plus attaché à rien.

Lorsque tu viens,
le soleil traverse la fenêtre.
Je suis aussi une fenêtre amie
d'un ciel devenu clair.

Lorsque tu viens,
tout est bien.
L'horloge sonne joyeuse
le temps qui n'est plus rien.

Lorsque tu viens,
mes blessures ont des ailes
qui vont chercher un nid,
loin, très loin.

Et je m'endors les yeux ouverts.